L’autre talent de
Ronan Bouroullec
Expositions
9 mars 2023
Depuis leur association en 1999, les frères Ronan et Erwan Bouroullec conçoivent des téléviseurs pour Samsung, imaginent des couverts pour Alessi, des lunettes pour Jins, pensent des bureaux modulables pour Vitra et aménagent des restaurants. Mais le design n’est pas le seul talent de ce duo hors pair. Du 4 mars au 29 avril 2023, dans le cadre de la programmation hors-les-murs de la Villa Noailles, l’Hôtel des Arts de Toulon accueille l’exposition “Dessins quotidiens”. La rétrospective riche d’environ 300 dessins, bas-reliefs et carnets, est le premier volet d’un triptyque mettant en lumière la pratique artistique de Ronan Bouroullec. Pour Goodmoods, le créateur au succès fou se livre sur son enfance bretonne, son amour de l’objet et son besoin permanent de créer.
Où avez-vous grandi ?
« J’ai grandi en Bretagne – je suis né à la campagne, à 20 minutes de la mer. Pourtant, mes parents ne savaient pas nager et j’ai moi-même appris très tard. Ce n’était pas leur truc et c’est devenu le mien – je pratique le surf. J’ai aujourd’hui une maison dans la région, sur l’océan. »
Avez-vous grandi dans un univers très artistique ?
« Pas du tout ! Mes parents étaient très loin de cet univers mais lorsque j’étais enfant, ils m’ont inscrit aux Beaux-Arts de Quimper, dont la qualité de l’enseignement était exceptionnelle pour la région. J’y ai pris des cours de dessin dès l’âge de 7 ou 8 ans, et ces quelques heures le mercredi après-midi m’apportaient un grand bonheur. Il s’agissait moins de cours à proprement parler que d’une sorte d’éveil à la discipline, à une atmosphère de création. C’est davantage une attitude qui m’a été enseignée. D’ailleurs, jusqu’à mes études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, j’étais souvent considéré comme mauvais : on prenait en exemple mes dessins pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire ! Je dessine d’une manière très particulière : en Europe, lorsque l’on esquisse un paysage, on commence par tracer les traits généraux de géométrie et de perspective avant de rentrer dans les détails. Je fais exactement l’inverse. »
Le dessin a-t-il toujours fait partie de votre vie ?
« Nous avons oublié qu’à l’époque, dans les années 70, avant les smartphones et la généralisation de la télévision, il y avait beaucoup de vide. Mon frère a cinq ans de moins que moi, ce qui est considérable lorsque l’on est enfant. J’occupais mes heures libres de trois façons : je jouais au foot seul contre un mur, je jouais au tennis seul contre un mur, je dessinais seul, la feuille contre une table. Le dessin m’a toujours beaucoup servi car j’avais besoin de produire des choses et dessiner est une façon très directe et accessible de le faire. »
Quels sont les artistes que vous admirez ?
« J’admire beaucoup l’artiste américain Donald Judd (1928 – 1994), qui a acheté en 1968 un immeuble de cinq étages à New York, dans le quartier de SoHo – qui n’avait rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui.
Allant à l’encontre des expositions temporaires propres aux galeries, il a transformé le bâtiment imaginé par Nicholas Whyte et construit en 1870 en lieu de vie et d’installation permanente dans lequel il exposait son travail et celui d’autres artistes qu’il appréciait.
Puis, en 1979, Judd a racheté une ancienne base militaire à Marfa, au Texas. J’ai été notamment marqué par la façon dont il disposait ses œuvres, à côté d’une jarre, d’un tapis mexicain et d’une chaise Thonet. »
Avez-vous hésité à faire du dessin votre métier ? Devenir artiste plutôt que designer ?
« Peut-être ! J’ai toujours dessiné mais n’ai rien montré pendant très longtemps. Cette discipline était pour moi très intime et sans pression. Je dessine sérieusement mais sans le poids d’un métier par lequel on doit gagner sa vie et qui nécessite une stratégie. Petit à petit, j’ai commencé à exposer mes dessins. D’un seul coup, la valeur, le prix, le statut de mes dessins ont changé. Ils suscitent la convoitise et c’est donc différent pour moi de dessiner en sachant cela. »
Pourquoi avez-vous finalement choisi le design ?
« J’ai toujours adoré les objets, l’atmosphère qu’ils produisent. Un peu comme un sachet de thé dans un verre d’eau transparent : quand on se trouve dans une pièce vide et qu’on y installe un fauteuil, cela produit une atmosphère. Je n’aime pas forcément les pièces uniques et c’est d’ailleurs aussi pour cela que je reproduis mes dessins sous différentes formes comme le poster, à des prix accessibles.
Je me considère comme un créateur utilisant des médiums divers : des objets reproduits à des millions d’exemplaires ou du mobilier dont il existe seulement quelques pièces. Je conçois aussi bien des petites cuillères que des bijoux, des assises développées au Japon avec Koyori et des projets urbains d’envergure comme l’ameublement de la Bourse de Commerce à Paris et l’aménagement de son restaurant, La Halle aux Grains. J’apprécie la grande diversité des projets qui me permet de ne pas trop me répéter, car cela m’angoisse énormément ! »
Avez-vous des façons différentes d’aborder ces deux disciplines ?
« J’aborde le dessin physiquement : je ne sais jamais à l’avance les formes que je vais coucher sur le papier et souvent, elles se font à mes dépens. Un peu lorsque l’on effectue machinalement un trajet dont on a l’habitude. Je pense à beaucoup de choses, sauf à ce que je suis en train de faire. C’est un état très méditatif. Le mouvement génère les choses. Evidemment, mes émotions peuvent se ressentir dans le dessin mais ce n’est pas programmé.
En revanche, en design, on doit prendre en compte des paramètres, réfléchir au contexte et à l’objectif. Par exemple, lorsque nous travaillons pour la marque danoise Hay, nous devons imaginer des produits abordables sans faire l’impasse sur la qualité. Nous réfléchissons à des critères comme qu’est-ce qui coûte quoi, au nombre de couleurs, à l’empilage afin d’éviter que les objets prennent trop de place dans le camion, etc.
Un bon objet est intelligent dans son contexte de fabrication. Avant, je commençais la conception d’un objet par un croquis car j’avais besoin de dessiner pour développer mes idées. Aujourd’hui, j’ai plutôt tendance à tracer dans l’air, dans le vide !
Selon Vico Magistretti, un bon projet est celui que l’on est capable d’expliquer par téléphone. Avec Rolf Hay, le fondateur de la marque homonyme, nous faisons tout par téléphone. Nous avançons énormément par la discussion, qui force à synthétiser le discours. Lorsque l’on parle d’une chaise qui n’a pas encore d’existence et que l’on doit décrire, on est forcé d’être clair nous-même. »
Le dessin est-il un moyen de faire quelque chose seul, sans votre frère ni éditeur, d’avoir quelque chose qui vous appartienne à vous seul ?
« C’est une évidence ! C’est un plaisir solitaire, et c’est une chance de pouvoir créer par soi-même. Le design s’inscrit quant à lui dans le temps long, il y a beaucoup de hauts et de bas. En tant que designer, nous sommes dépendant d’artisans, de techniciens ou encore d’éditeurs. Parfois, on pense avoir trouvé une idée géniale et l’ingénieur nous dit que ce n’est pas réalisable, et là, c’est la dépression ! En revanche, lorsque l’on dessine, on crée quelque chose qui ne tient qu’à soi. Encore une fois, j’ai besoin de créer et de produire des choses en permanence. Cette discipline est donc parfaite.»
Quel est votre support de prédilection ?
« J’adore le papier, notamment brillant. Quand j’étais en grande section de maternelle – je m’en souviens vivement -, nous utilisions le verso des pages de catalogues de tapisseries, des papiers rugueux peu agréables. Et, toutes les dix pages, on trouvait une feuille de papier glacé. On éprouve un plaisir d’une grande sensualité en y dessinant : le feutre n’accroche pas, la couleur reste en surface, n’est pas absorbée.
Mais je dessine sur tous les supports. Pendant longtemps, notre atelier parisien se trouvait en face d’une imprimerie. Les poubelles regorgeaient donc de toutes sortes de papiers, dorés, pour l’aquarelle, etc. Je n’achetais rien : je récupérais tout dans la poubelle ! »
Quels outils préférez-vous ?
« J’ai longtemps utilisé les feutres Tombow. Sinon, des bics, des feutres, des crayons de couleur… Mais peu de peinture car j’aime ne rien avoir à préparer. En ce moment, j’aime beaucoup les pinceaux-feutres que j’utilise surtout pour les grands formats : j’en ai des tiroirs entiers, avec plusieurs exemplaires de chaque teinte. »
En ce moment, avez-vous une palette fétiche?
« Je suis heureux quand sortent de nouvelles couleurs de feutres, mais le choix se fait souvent par défaut, parce que le feutre traînait là. Il n’y a pas de mauvaises couleurs, tout dépend de la manière dont elles sont employées. Je suis plus libre dans le dessin car lorsque je conçois un objet, je fais très attention aux couleurs afin qu’elles tiennent dans le temps. D’ailleurs, quand je crée des meubles, je les imagine sur ma terrasse en Bretagne : j’aime qu’ils aient la capacité d’être absorbés dans le paysage. J’imagine quel sera le vieillissement des objets : seront-t-ils plus intéressants en vieillissant, comme un bon jean ? »
Il paraît que vous dessinez partout, sauf à votre atelier ?
« L’atelier que nous partageons avec mon frère et notre équipe est formidable bien que sombre, surchargé de maquettes puisque nous en réalisons une dizaine par jour, poussiéreux et dans un état de bordel permanent. C’est un lieu intense où je suis constamment sollicité et où il m’est difficile de me retrouver dans un état d’esprit propice au dessin. Je dessinais donc partout ailleurs, aussi bien dans l’avion, le train que dans une chambre d’hôtel. Depuis novembre 2022, je partage mes journées entre l’atelier et un espace situé dans le 9e arrondissement de Paris, où c’est tout l’inverse : le lieu, encore quasiment vide, est baigné de lumière et j’y suis seul. Cet endroit m’apporte un apaisement constructif, une respiration – comme une maison de campagne. Quand on a un studio comme celui-ci, il faut pouvoir le justifier. Je fonctionne un peu par culpabilité ! J’y dessine donc beaucoup. »
Quels sont les endroits qui stimulent votre créativité ?
« Je suis quelqu’un de très contemplatif. Mes parents étaient d’ailleurs inquiets car, enfant, on pouvait me laisser seul dans une chambre, assis sur un lit, et je n’en bougeais pas. C’est toujours le cas. L’observation et l’imaginaire sont suffisants pour moi. Je me rends assez fréquemment en Bretagne, dans ma maison au bord de l’eau construite sur un rocher, et je ne sais jamais ce que j’y fais. Evidemment, je dessine donc il y a une production physique, mais je passe aussi des heures à regarder la marée, le paysage. Je ne peux pas décortiquer exactement ce que je fais : j’absorbe des sensations, des éléments, des couleurs, des variations de teintes. »
Pourquoi avoir choisi l’Hôtel des Arts de Toulon et la Villa Noailles comme partenaire de cette exposition ?
« J’aime beaucoup Jean-Pierre Blanc, le directeur général de la Villa Noailles, et il me casse les pieds depuis des années pour faire quelque chose ! Il avait organisé l’une de mes premières expositions dans les années 90, à la Villa Noailles. Je suis quelqu’un de très fidèle et c’est également une chance de pouvoir mettre sur pied une grande rétrospective, sur 1000 mètres carrés, à l’Hôtel des Arts de Toulon.
Avec mes assistants, j’ai choisi environ 300 dessins, des grands formats, des plus petits, des dessins tirés de mes carnets de croquis – j’en ai plus d’une centaine. D’ailleurs, l’une des salles, comprenant une sélection de dessins année après année, permet de comprendre l’évolution de ma pratique. La pratique m’intéresse d’ailleurs davantage que le résultat. »