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La Villa Médicis racontée par

Sam Stourdzé

il y a 22 heures

Il serait réducteur de cantonner ce commissaire d’exposition et spécialiste français de la photographie à son impressionnant CV – ancien directeur du Musée de l’Élysée à Lausanne puis des Rencontres d’Arles –  ce dernier a le mérite d’illustrer un certain goût de l’hétéroclite et un dynamisme singulier.

 

Après avoir notamment assuré le commissariat d’expositions consacrées aux paparazzi, à Charlie Chaplin ou à Federico Fellini, Sam Stourdzé travaille depuis 2020 sur un autre mastodonte de la création : la Villa Médicis. Malgré une histoire presque immobilisante, il s’emploie à la maintenir en mouvement et à y faire vibrer la création contemporaine. Rencontre avec une figure de la culture, bien décidée à la garder en éveil.

Selon vous, qu’est-ce qui a influencé et façonné vos goûts ?

 

« Vague question ! Mon père, ma mère, l’école, la vie… et surtout les rencontres et les expériences. Le goût évolue en permanence, on se nourrit des gens que l’on croise, des œuvres que l’on voit, des projets que l’on mène. »

Sam Stourdzé à la bibliothèque de la Villa Médicis © Serena Eller

Une œuvre qui vous a marqué ?

 

« Quand j’ai commencé mon premier métier, celui de commissaire d’exposition, j’ai très vite voulu travailler de manière indépendante. C’est à ce moment-là que j’ai découvert un livre fondateur pour moi : Les Américains de Robert Frank, publié en 1957–1958. C’est un livre d’une radicalité incroyable, une manière de photographier la Beat Generation. Même si je ne crois pas vraiment à l’idée d’une révélation unique : le goût se recompose sans cesse. »

Robert Frank, “Les Américains”, Parade – Hoboken, New Jersey, 1955

Robert Frank, “Les Américains”, St. Petersburg, Florida, 1955

Robert Frank, “Les Américains”, Funeral – St. Helena, South Carolina, 1955

Quel est le point commun entre vos différentes expériences ?

 

« Les expositions indépendantes,  le musée de l’Élysée de Lausanne en Suisse, festival Les Rencontres d’Arles et aujourd’hui cette résidence ont été pour moi des espaces de liberté pour inventer des formes. Je fonctionne un peu comme une éponge ou, pour le dire plus joliment, comme une caisse de résonance : les créateurs, les pratiques artistiques d’un côté, le public de l’autre. Les institutions pour lesquelles j’ai travaillé sont des traits d’union entre les artistes et le public, et c’est exactement ce qui m’intéresse. »

Comment abordez-vous un nouveau lieu et un nouveau projet ?

 

« À Arles, par exemple, il s’agissait de s’assurer que le festival avait une emprise forte sur la ville, une emprise territoriale. Quand on a créé le programme hors-les-murs “Grand Arles Express”, l’idée était de faire rayonner la photographie sur tout un territoire… On transformait chaque année de nouveaux lieux pour accueillir des expos, parfois très inattendus, comme par exemple chez Monoprix. 

Je travaille toujours un peu de la même manière : comprendre le lieu, ses forces, ses faiblesses, et l’adapter. À la Villa Médicis, ce qui m’amuse, c’est d’être en permanence au carrefour de rencontres improbables. »

Exposition Eva Jospin à la villa Mécisis

Quelle est, à vos yeux, la mission de la Villa Médicis aujourd’hui ?

 

« Je voudrais insuffler ici la plus grande ouverture possible. La Villa incarne une forme d’immobilisme, de puissance séculaire. C’est fascinant : c’est l’un des plus beaux lieux du monde, avec 500 ans d’histoire. Mais ce n’est pas parce qu’on est détenteur d’un passé prestigieux qu’on a automatiquement un futur. Si l’on se contente de vivre sur ses acquis, on finit par s’épuiser.

Notre rôle, notre responsabilité, c’est d’inventer demain en permanence. Un lieu aussi puissant doit sans cesse démontrer qu’il est adapté à son époque. 

Ici, on passe beaucoup d’énergie à s’assurer que la Villa Médicis est une institution pertinente au XXIᵉ siècle. Elle aurait pu être un musée, ou autre chose encore. Il a été décidé, à un moment, que ce lieu de patrimoine accueillerait la création contemporaine. C’est une très belle responsabilité, mais cela implique de rester constamment en mouvement. »

Les salons de réception, 2022, direction artistique : Kim Jones et Silvia Venturini Fendi

Les chambres historiques, 2023, direction artistique : India Mahdavi

Quelle est la genèse du projet “Réenchanter la Villa Médicis” ?

Le jardin des parterres, 2025, artistes invitées : Natsuko Uchino et Laura Vazquez

Projet « Camera Fantasia », Studio GGSV © Riccardo Cavaciocchi

« Ce n’était pas un projet que j’avais en arrivant, a priori. Mais après avoir passé un peu de temps ici, c’est devenu une évidence.

Il y a d’abord une raison très pragmatique : le mobilier. Il était usé. Le mobilier a une valeur d’usage : à force d’être utilisé, il s’abîme. Et quand vous êtes dans un palais, vous ne pouvez pas aller chez Ikea pour le meubler… Le lieu est trop vaste, trop spécifique. Cela devient forcément un projet ambitieux.

Projet « Il cielo in una stanza » par Studio Zanellato/Bortotto, en partenariat avec Moroso, Bolzan, Dedar, Botteganove et Del Savio 1910

Projet « Isola » par Sabourin Costes, en partenariat avec Misia, Ideal Work, Id Instinctif Design, Marco DiNino, Material Bank, Staron, Miroiterie Ferraris, Fantini, Jung, Winckelmans

Puis la Villa est une formidable vitrine. Accueillir des créateurs ici, c’est leur offrir une visibilité exceptionnelle. Mes prédécesseurs pouvaient, pour certains, être eux-mêmes artistes et intervenir directement. Moi, je suis plutôt un chef d’orchestre : ce qui m’intéresse, c’est de faire travailler les autres.

À travers ce projet, j’ai voulu réunir une grande famille : architectes, designers, artistes, artisans, métiers d’art, savoir-faire, techniques anciennes comme à la pointe. On ne les expose pas par une exposition au sens classique, mais en refaisant des chambres, des salons, des jardins. Ils deviennent une vitrine de la création française, italienne, européenne. »

Comment ce chantier s’inscrit-il dans la longue histoire de la Villa Médicis ?

 

« Dans les trois prochaines années, on arrivera à 33 espaces repensés et quatre jardins réouverts. Et oui, cette logique d’interventions successives est au fond inscrite dans l’histoire même de la Villa Médicis. C’est un chef-d’œuvre de la Renaissance, voulu par Ferdinand de Médicis, avec les meilleurs architectes de l’époque et le peintre Giacomo Zucchi qui refait les plafonds et les frises. Au XIXᵉ siècle, Horace Vernet crée la chambre turque, l’une des premières chambres « orientales ». Dans les années 1960, Balthus intervient à son tour. Plus récemment, le plafond de la salle des Actes a été refait par Claudio Parmiggiani.

Chaque fois, quand ces interventions sont réalisées, elles sont éminemment contemporaines. Puis elles deviennent l’histoire. Quand les spécialistes de la Renaissance découvrent la loggia patinée par Balthus, avec cette couleur indéterminée entre le jaune, le gris et le bleu, ils ont un moment d’effroi : une loggia de la Renaissance, c’est censé être bleue ou blanche. 

Aujourd’hui, nous ajoutons simplement une nouvelle couche à cette stratification. »

Chambre turque, Horace Vernet, le pionnier, 1829-1834

Mobilier dessiné par Richard Peduzzi, Villa Médicis

Décor mural de la loggia créé par Balthus, 1961-1977, Villa Médicis

Comment les créateurs invités ont-ils investi la Villa ?

 

« Les interventions contemporaines dialoguent avec cette force du lieu. Je l’ai très bien vu avec Kim Jones et Silvia Venturini Fendi, à qui nous avons confié les salons et chambres historiques. Tous les trois ont pris le temps de s’immerger avant d’intervenir. Ils étaient impressionnés par la puissance du lieu.

Chambre historique, 2023, DA India Mahdavi

Les salons de réception, 2022, direction artistique : Kim Jones et Silvia Venturini Fendi

Chambre historique, 2023, DA India Mahdavi

Les salons de réception, 2022, direction artistique : Kim Jones et Silvia Venturini Fendi

 

India Mahdavi, par exemple, avait imaginé dès le départ un projet très riche. Elle a passé deux ans à l’épurer, l’épurer encore, tout en gardant des gestes forts. Kim, Silvia, India ont fait des références extrêmement précises à la Villa : les motifs des pavements, les histoires du lieu, les palettes de couleurs, les patines de Balthus… Ils se sont inscrits dans un respect profond des lieux, tout en inventant une forme contemporaine originale, avec de vrais manifestes. »

Salle de bain 2023, DA India Mahdavi

Et pour les chambres de la passerelle  ?

 

« Les chambres de la passerelle, c’est encore autre chose. On est dans des espaces moins intimidants – il faut le dire vite – ça reste la Villa et le bâtiment historique mais sans la charge des décors de Balthus.

 

On ne pouvait quasiment rien toucher dans les chambres historiques ; c’est davantage un travail d’agenceur plutôt que d’architecte. À la passerelle, nous avions six volumes presque white box sur lesquels intervenir entièrement. »

Projet « Studiolo » par Sébastien Kieffer & Léa Padovani

Projet « Stratus Surprisus » par Constance Guisset

« Pars pro toto » par Eliane Le Roux & Miza Mucciarelli

Un espace de la Villa vous touche-t-il particulièrement ?

 

« Je suis amoureux de cette Villa dans son ensemble. Ce qui me plaît surtout, c’est son côté kaléidoscopique, la diversité des espaces voulue dès la Renaissance.

 

Puis, on traverse des mises en scène de vues permanentes sur la ville. Selon l’étage où l’on se trouve, le rapport à Rome change : à l’entresol, on est au niveau des toits, presque au contact des tuiles ; un étage plus haut, on plonge dans la ville ; depuis les terrasses ou le belvédère, la vue s’ouvre différemment. Selon que la ville est cadrée par une fenêtre ou offerte depuis une terrasse, l’effet n’est jamais le même. »

Vue de la Villa Médicis dans le « Studiolo », dit « Chambre des Oiseaux » © Daniele Molajoli

Cabanes installées au cœur des jardins historiques de la Villa Médicis © Pier Tommaso Carrescia

Villa Médicis © Daniele Molajoli

Villa Médicis © Daniele Molajoli

Comment avez-vous imaginé l’exposition Chromotherapia avec Maurizio Cattelan ?

À gauche : Wallpaper de Toiletpaper, TP magazine No.9, 2014, Courtesy of Toiletpaper
À droite : Foodorama, © Martin Parr / Magnum Photos

© Walter Chandoha

« C’était une aventure très réjouissante. Maurizio Cattelan est un trublion de l’art contemporain, avec une culture artistique extrêmement pointue. Chromotherapia était l’une de ses premières expositions en tant que commissaire.

 

L’idée vient de lui. Un jour, il m’appelle en me disant : “J’ai cette idée autour de la photographie couleur qui rend heureux, à la limite du mauvais goût, dont l’histoire n’aurait pas encore été écrite.” 

Wallpaper de Toiletpaper, TP magazine No.10, 2014 © Toiletpaper

À gauche : Wallpaper de Toiletpaper, TP Magazine No.12, 2016, Photo contribuition to Zeit Magazine, Courtesy of Toiletpaper
À droite : Wallpaper de Toiletpaper, Cover TP calendar, 2018, Courtesy of Toiletpaper

En cherchant, on s’est rendu compte qu’on pouvait presque réécrire une histoire de la photographie couleur, de la fin du XIXᵉ siècle jusqu’aux années 2020–2025, à travers ce prisme-là. On rassemblait un matériel incroyable. 

C’est devenu un livre et une exposition à la Villa Médicis. L’accrochage a permis de déployer physiquement cette idée de la couleur “thérapeutique”, joyeuse. »

© Martin Parr

Wallpaper de Toiletpaper, TP magazine No.14, 2017, Photo contribution for Zeit Magazine, Courtesy of Toiletpaper

Comment a été pensée l’exposition « Lieux Saints Partagés » ?

 

« On est là dans un tout autre registre, plus solennel, avec des prêts exceptionnels. En deux mots, ce sont les trois grands monothéismes – islam, judaïsme et catholicisme – qui ont en partage certains lieux. 

 

L’exposition s’inscrit dans la fin du Jubilé de 2025. Dans cette ville religieuse par excellence, il nous paraissait très intéressant de proposer ce regard interreligieux – un mot qui, parfois, semble presque devenu un gros mot aujourd’hui. »

Rayan Yasmineh, Ur Salim, 2022, huile sur toile, 150 x 150 cm, Collection Dollo – Paulin, Paris

La Villa Médicis peut-elle, à travers ces expositions, avoir un regard politique ?

 

« La Villa, non. L’Art, oui. Et ici, c’est la maison des créateurs. Ce n’est pas un lieu de militantisme ou d’activisme. En revanche, penser que l’art et les artistes ne sont pas politiques, c’est se tromper. Les œuvres, les choix curatoriaux, les thèmes que l’on met en avant portent forcément une vision du monde. »

Œuvre de Martin Parr, exposition « Toiletpaper & Martin Parr » à la Villa Médicis, 2021-2022

Quel est le projet qui vous occupe le plus en ce moment ?

 

« La prochaine grande exposition sera dédiée à Agnès Varda. Varda, c’est la grande femme de la Nouvelle Vague, et en même temps, elle n’a jamais été complètement reconnue comme telle. Elle a toujours été un peu mise de côté par ce “boys band” de la Nouvelle Vague, considérée comme sympathique. Pourtant, elle a une force incroyable, dans son cinéma comme dans sa photographie, et même au-delà : elle a réalisé un certain nombre d’installations. Il y a une vraie complétude dans son regard d’artiste. »

Quel projet à la Villa résume vos préoccupations actuelles ? 

 

« Les agrumes. Les Médicis étaient collectionneurs d’agrumes : au XVIᵉ siècle, posséder un jardin d’agrément fait d’agrumes, c’était le luxe suprême. Ils collectionnaient les variétés rares comme on collectionne les œuvres antiques.

 

Nous avons relancé ce programme en nous inscrivant dans l’histoire, avec des recherches très précises. Nous avons retrouvé les variétés anciennes présentes ici, les avons reproduites et réinstallées dans les jardins de la Villa.

 

S’intéresser aux agrumes, c’est aussi organiser tous les six mois un « dîner des citrons » et travailler la question culinaire. C’est aussi prendre en compte le réchauffement climatique : Rome a quasiment le climat de Naples aujourd’hui, on n’a plus besoin de rentrer les agrumes en orangerie. Une raison de plus pour adapter les jardins.

Le jardin des citronniers, 2025, direction artistique : Bas Smets, en collaboration avec Pierre-Antoine Gatier

À partir de ce sujet, on peut toucher à presque tout : nous avons emprunté Le Citron de Manet au musée d’Orsay au moment de la grande saison impressionniste. On l’a installé dans la chambre du cardinal… C’était le petit hold-up du siècle. Ces événements autour des agrumes permettent de faire se rencontrer des mondes qui, normalement, ne se croisent jamais : des artistes, des créateurs intéressés par le sujet, et des producteurs. En Italie, le localisme est encore très vivant : en Calabre, vous avez la bergamote ; en Sicile, les oranges sanguines sur les pentes de l’Etna ; en Ligurie, le chinotto… Chaque région a encore sa variété avec son label. On réunit agriculteurs et  gens de la culture, et ces rencontres sont à la fois très joyeuses et très enrichissantes.  »

Le Citron de Manet, 1880

Vous avez aussi fait entrer les chefs à la Villa…

 

« Oui, absolument. C’est sans doute l’une des meilleures idées que j’ai eues, parce que, d’abord, on mange bien, mais surtout parce que cela interroge toute une chaîne de production, de la terre à l’assiette. La Villa possède sept hectares de jardins, mais ce sont des jardins d’agrément, dans la grande tradition des Médicis. La question vivrière du jardin n’avait jamais été vraiment abordée.

 

En introduisant un chef ou une cheffe – en l’occurrence Alice Héron en ce moment -, on commence à ouvrir cette boîte de Pandore : l’autonomie alimentaire, la soutenabilité, la manière dont un lieu comme celui-ci peut s’inscrire dans ces enjeux essentiels. »

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