Votre dernier projet ?
« J’ai réalisé le documentaire I Am Martin Parr, actuellement diffusé sur France 5. »
Réalisateur, Lee Shulman est également un collectionneur obsessionnel. En 2017, il chine un peu par hasard une boîte de diapositives Kodachrome des années 50. Il est émerveillé par les clichés qu’il découvre, les vies qui défilent, les couleurs vives. Le projet fou de The Anonymous Project se dessine alors : sauvegarder cette mémoire collective. Lee amasse plus d’un million de diapositives d’amateurs. Il fait vivre la plus grande collection au monde dans des livres et des expositions immersives, pensées comme des décors de film. Cette entreprise artistique rassemble toutes ses passions : la photographie, le cinéma et la collection. Dans les ruelles d’Arles, Lee Shulman rencontre le photographe anglais Martin Parr, une icône. Leurs univers se recoupent, ils partagent un goût de la couleur, de l’ordinaire. Leur propos est tendre, drôle et inclusif. Une amitié est née et six ans plus tard, Lee réalise le premier documentaire sur ce génie de la photographie. Rencontre avec un obsessionnel en quête d’humanité.
Votre dernier projet ?
« J’ai réalisé le documentaire I Am Martin Parr, actuellement diffusé sur France 5. »
Votre rencontre avec Martin Parr ?
« C’était au vernissage de ma première exposition “The House” aux Rencontres de la photographie d’Arles, en 2019. Martin est sorti de la maison reconstituée pour cette exposition immersive. Je l’ai vu et je lui ai dit que je l’aimais. Il avait adoré l’exposition. On est resté amis. Je voulais travailler avec lui, on a fait un livre ensemble, où on croisait ses clichés et ceux d’Anonymous Project. Il m’a donné accès à ses archives. »
Quelle est la genèse du documentaire I Am Martin Parr ?
« Ma productrice, Emma Lepers, m’a soufflé l’idée en remarquant qu’il n’y avait aucun documentaire sur Martin Parr. Il dit non à tout le monde. Je l’ai appelé, et contre toute attente, il a dit oui à condition qu’on fasse un road trip pour retourner dans les lieux qui l’ont profondément marqué. C’était comme un pèlerinage pour lui. On a dû agir très vite car on voulait absolument filmer le couronnement du Roi Charles. Un couronnement, ça n’arrive pas souvent dans une vie, donc on a eu une chance inouïe de pouvoir le faire. »
Qu’est-ce qui vous fascine chez Martin Parr ?
« C’est un génie sans prétention. Il aime la photographie pour ce qu’elle est, et non pour ce qu’elle représente ou pour la renommée qu’elle peut lui apporter. Il ressemble à Monsieur Tout-le-monde. Il y a des gens qui prennent des photos à côté de lui, on dirait qu’elles sont identiques. Mais lui voit autrement. »
Ce n’est pas du tout le cynique que l’on décrit. Il est pessimiste, comme moi, sur l’époque dans laquelle on vit, parce qu’il faut bien l’admettre, c’est la catastrophe. Mais il n’est pas cruel. Il montre le monde tel qu’il est, sans artifice, pas un monde idéalisé. Ça change : quand on prend des photos de nous, on a l’habitude de recadrer, de choisir notre meilleur profil. Mais Martin montre tout, et en cela, il a bouleversé les codes du beau.
Il a pénétré notre inconscient visuel. Avec lui, on a une nouvelle façon de regarder les choses. Ce n’est pas toujours confortable, c’est comme un miroir tendu vers nous, et on n’aime pas toujours se voir. Avec lui, pas de mise en scène. Tu peux être dans la rue, et là, il trouve le truc dingue, il a l’œil pour ça, pour débusquer l’absurdité de la vie en fait. »
Vos univers se recoupent avec Martin Parr.
Qu’est ce qui vous relie ?
« J’adore l’ordinaire, les gens. C’est ce qui rend la vie fascinante. L’intimité émotionnelle des photos amateurs me touche énormément. Ces clichés se distinguent par un regard direct vers l’appareil et la relation privilégiée entre le sujet et le photographe, qu’il s’agisse d’un parent, d’un ami ou d’un amant. C’est la photographie dans sa forme la plus pure.
Martin Parr essaye de retrouver ça, cette intimité dans la relation entre le photographe et la personne photographiée. Il est toujours « dedans », jamais simple observateur distant. Ce n’est pas moi, photographe / toi, sujet. C’est un échange. »
« Quand je regarde les photos de Martin comme celles d’Anonymous Project, je ressens un sentiment d’appartenance à une espèce d’humanité, de collectif. On est une grande famille. C’est fou de penser qu’avec tout ce qui se passe dans le monde, on ne se lève pas tous ensemble pour dire que nous faisons partie d’une seule et même famille. Ces photos, c’est notre mémoire collective, c’est nous tous, c’est l’histoire de toutes nos vies, ça dépasse la culture, ça dépasse les races, les religions… »
Vous cherchez à rendre vos projets inclusifs ?
« J’essaie d’être le plus inclusif possible. L’art peut être élitiste, et moi, j’essaie de faire tout l’inverse. Beaucoup d’institutions sont ultra exclusives. Moi, mon art est pour tout le monde, pas pour une poignée de privilégiés. C’est difficile, car le marché de l’art ne va pas du tout dans cette direction.
C’est drôle car Martin a été confronté au même rejet des institutionnels à ses débuts mais il a réussi à dépasser ça. Les gens disaient qu’il était un mauvais photographe, à cause de ses couleurs hyper fortes, ses clichés de gens normaux en train de manger un burger dans la rue. Mais il a tenu bon. Il montre notre monde tel qu’il est. »
Il y a également une connivence dans
le style photographique ?
« Il y a un aspect technique assez intéressant : on pourrait croire que Martin Parr s’inspire des codes visuels des photos d’Anonymous Project. À l’époque, quand les amateurs de photos travaillaient en couleurs, ils utilisaient beaucoup le flash. Ces codes, Martin les a intégrés dans son propre travail, ce qui explique pourquoi leurs images se ressemblent beaucoup. »
Le documentaire met en avant le côté obsessionnel de Martin Parr. Vous l’êtes aussi ?
« Oui, terriblement obsessionnel ! En travaillant sur ce film avec Martin, j’ai été beaucoup plus à l’aise avec cette idée. Le côté obsessionnel a mauvaise réputation, pourtant, c’est fondamental dans la création artistique. Il faut être obsessionnel pour être un artiste. Après, c’est vrai qu’il y a des inconvénients… Tu n’as jamais de bouton off. »
Anonymous Projet, c’est une obsession sans fin ?
« On ouvre sans cesse de nouvelles boîtes de diapositives, ça ne s’arrête jamais. Les expositions et les livres s’enchaînent. Expositions, livres… les projets s’enchaînent. En ce moment, je collabore avec l’artiste autoportraitiste Omar Victor Diop. »
La genèse de cette collaboration ?
« En triant les diapositives pour The Anonymous Project, j’ai remarqué de nombreuses places vides – ces moments où le photographe se lève pour prendre la photo. Étant très marqué par l’histoire de la ségrégation aux États-Unis, j’ai eu l’idée d’intégrer Omar sur ses clichés. Au début, il était sceptique, puis il a fini par accepter.
Je suis réalisateur, je travaille de manière totale, comme dans un film : écran vert, accessoires vintage, vêtements d’époque… C’était un énorme travail. J’ai même étudié les objectifs utilisés à l’époque, je sais exactement comment ils photographient à l’époque. Il faut que ça colle avec la lumière, il y a un vrai travail de post-prod aussi. »
Série photographique avec Omar Victor Diop, par Lee Shulman / The Anonymous Project
Votre prochain livre ?
« Je sors un livre sur la mode, qui s’intéresse à la génération anti-mode. Et puis, je travaille sur une collaboration assez punk avec Thomas Lélu. Le livre s’appelle Lee et Thomas can’t be bored. Ça promet ! »
Votre prochain sujet de recherche ?
« Cette année, je travaille sur la question religieuse. J’ai créé une série de vitraux qui, traditionnellement, sont dédiés aux églises. Mais ici, j’ai extrait des gens ordinaires des photos d’Anonymous Project pour les sanctifier, comme si elles étaient des icônes religieuses. C’est une façon pour moi de sublimer l’ordinaire, comme je l’ai toujours fait. »
Une belle rencontre créative ?
« Joel Meyerowitz. C’est un immense photographe. C’est drôle, je me suis toujours vu comme un outsider, mais aujourd’hui, je connais de plus en plus de photographes. On parle beaucoup d’Anonymous Project. Ils savent que tout le monde peut prendre une photo. Mais ce qui fait un photographe, c’est le choix d’une image. »
Comment sélectionnes-tu les images de Anonymous Project ?
« C’est très personnel, comme pour tout photographe. Mon choix peut varier selon mon humeur : si je n’ai pas pris mon café, je ne ferai peut-être pas les mêmes sélections ! Mais c’est avant tout instinctif. Quand une photo est bonne, on le sent immédiatement : elle a une énergie, une histoire, un je-ne-sais-quoi qui me fait dire waouh. Honnêtement, je me sens parfois comme Indiana Jones, en quête de trésors cachés. »
Quelle est la proportion de photos gardées ?
« Sur des milliers de photos, seule une infime partie est conservée. Le ratio est d’environ 1 sur 10 000. Il faut être obsessionnel pour faire ce travail. J’ai collecté près d’un million de diapositives, et j’en utilise 25 000 à 30 000. C’est comme en photographie : les professionnels capturent des dizaines de milliers d’images par an, mais à la fin, seules cinq ou six ressortent vraiment.
Il y a une grande part de hasard, le bon moment. Je pense à une photo complètement folle de deux femmes les jambes en l’air. Ce cliché fait partie d’une série prise tout au long d’une soirée. Au début, elles boivent du thé, les images sont ennuyeuses… Puis le thé est remplacé par quelque chose d’un peu plus fort. Tout à coup, quelque chose d’exceptionnel s’est produit. C’est ça la magie. »
Une série de photos d’Anonymous Project que vous adorez ?
« Sweet Dreams : une série de clichés de personnes endormies, qui ne savent pas qu’elles sont photographiées. Tout le monde joue un rôle face à l’objectif, mais quand on dort, on est totalement soi-même. C’est hyper apaisant, tu sens qu’ils sont tellement bien à ce moment-là. »
Une époque qui vous inspire ?
« Cette époque des Trente Glorieuses, cette espèce d’Américain dream, c’est un fond sans fin. C’était l’après-guerre, on a oublié parce qu’on vit une période difficile. Mais on a pas vécu la Seconde Guerre mondiale, ça va mal aujourd’hui mais pas autant qu’à cette époque. À la fin de la guerre, il y avait une espèce de joie de vivre, ça se voit dans les vêtements, les attitudes sur les photographies. Il fallait vivre pour ceux qui n ‘ont pas survécu. C’est très touchant.
Aujourd’hui, on filtre tout, on ne montre que ce qu’on veut bien partager sur les réseaux. Avant, c’était brut, sincère, on voit les gens comme ils sont. Ces imperfections rendaient les images parfaites.. »
Vos derniers coups de cœur artistiques ?
« J’en ai tous les jours ! L’exposition Disco à la Philharmonie m’a marqué : elle est drôle, exubérante, une plongée dans une époque complètement délirante. J’ai vu récemment l’exposition Music + Life de Denis Morris à la MEP. Il a passé vingt ans aux côtés de Bob Marley, c’est fou ! »
« Le film The Apprentice d’Ali Abbasi sur Donald Trump est très drôle. J’aime les œuvres qui jouent sur l’équilibre entre humour et engagement politique. Charlot est mon héros absolu : il incarnait un SDF, quand même c’est dingue. J’aime quand la comédie – tragédie vivent au même endroit. »
Un film qui vous a marqué ?
« J’étais complètement fou de Sergio Leone, Il était une fois en Amérique. Il montre de façon un peu sale cette période des années 50. Souvent elle est idéalisée, magnifique, tout est design et c’était pas la vérité des gens. J’adore les westerns, je voulais être Clint Eastwood, j’ai porté un poncho pendant longtemps. »
Le lieu culturel où vous pourriez retourner
toutes les semaines ?
« Ça a changé depuis que j’ai eu des enfants, tu découvres le musée autrement, même le Musée de la Chasse et de la Nature j’adore. Il est marrant, c’est une sorte de gros cabinet de curiosité très inspirant. Je déteste la chasse, mais c’est traité d’ une façon tellement ludique et il y a quelque chose d’assez dingue dans ce musée. »