Camille Ménard ouvre les portes de la réflexion avec couleur et dérision. Teintée de sarcasme, son œuvre formalise une invitation de l’absurde à éveiller notre œil critique face à un mode de vie consumériste.
En référence au contre-design italien des années 1960 et 1970, Camille fonde son studio de création Agnst Design en 2019. Inspirée par un design radical, critique et révolutionnaire, elle imagine des objets porteurs de sens. Libre de penser, libre de créer.
Loin de la rigidité du design fonctionnaliste et de l’élitisme de l’art contemporain, l’artiste-designer trouve son propre équilibre, entre fonctionnalité et conceptualité. Ses projets Self Esteem Shapers et Fast & Glorious utilisent le langage concret de l’objet pour transmettre un message. Un boulet de forçat comme batterie nomade, une machine de fitness comme miroir, des dents du bonheur comme tabouret. Une satire sociale haute en couleurs offrant une échappatoire joyeuse et ludique aux aliénations modernes.
Des souvenirs d’enfance qui impactent votre travail ?
“Il y a une chose qui m’a beaucoup marquée étant petite, et qui a certainement eu un impact sur ma personnalité et ma créativité : la couleur des murs de ma chambre étaient d’un beau jaune citron. J’ai l’impression qu’avoir vécu dans ce jaune au quotidien a forgé ma bonne humeur. Et cette bonne humeur, elle se ressent dans les objets que je crée. Ce ne sont pas des objets dépressifs, ils incarnent une certaine joie de vivre.”
Quel est votre rapport à la couleur ?
“J’ai une préférence pour les couleurs pop, celles qui attirent l’œil. Mes objets ne se veulent pas discrets. J’utilise la couleur comme appât : attirer l’attention, pour mieux transmettre mon message.”
Et malgré cette bonne humeur, vous traitez des sujets de société…
“Oui ! En surface, mes objets sont joyeux et playful mais jamais superficiels. On fait souvent cette confusion entre la forme et le fond. Je pense qu’il n’y a pas forcément besoin de donner un poids dramatique à la création pour proposer un travail profond et intelligent.”
Comment trouvez-vous cet équilibre entre humour et réflexion ?
“Quand on contemple une œuvre, on a pas envie de prendre une leçon de morale. Donc l’humour est un moyen de communication très fort pour faire passer des idées sans être moralisateur. Prendre un ton humoristique me permet d’assumer ce que j’ose critiquer, sans tomber dans l’ennui. Dans mes projets, l’humour réside dans les situations que vont produire les objets lorsqu’ils sont utilisés. Ils créent des scènes absurdes. Et l’absurdité produite amène à une réflexion sur nos propres comportements.”
Quelle place a le design dans cette prise de conscience ?
“Au cours de la préparation de mon mémoire, j’avais trouvé une définition expliquant que le design est fait pour donner un sens. Mais que si dans environnement domestique, tous les objets sont consommés mécaniquement et machinalement, alors il n’y a plus de sens. On tombe dans des formes d’aliénations sociales. C’est ce que j’ai voulu exprimer à travers mon tout premier projet Self esteem shapers et mon Pulldown Check-Up Mirror faisant la critique de l’idéologie du fitness.
« Dans ma pratique du design, je veux provoquer l’absurde pour apporter du sens et réveiller l’usager qui s’est endormi. Proposer les objets qui réveillent les consciences, qui ouvrent l’œil critique dans une forme d’émancipation. »
Votre premier choc esthétique ?
“Tout mon travail est inspiré du contre-design italien des 60’s et 70’s. Je ne sais pas si c’est mon premier choc esthétique, mais il est assez fort pour avoir impacté la construction de ma démarche: le Pratone. C’est une pièce qui réinvente complètement l’archétype du canapé. Il n’y pas de structure d’assise qui permettrait au corps de se présenter convenablement à l’autre. Il ressemble à un grand morceau d’herbe dans lequel on se laisse tomber. La posture que crée l’objet bouscule complètement la bienséance bourgeoise. Plus généralement, le contre-design m’a montré que le design pouvait être radical, critique et révolutionnaire. Bien plus artistique que commercial.”
Pourquoi avoir choisi le design comme médium créatif ?
“Selon moi, le design est une des formes artistiques les plus concrètes. Je ne me suis pas lancée dans l’art contemporain car ses concepts me semblent trop vaporeux. J’avais besoin de me faire comprendre, par mes parents qui ont un œil très scientifique, mais plus largement par tous. Je trouve que le design, par le concret de sa fonctionnalité, rend les choses plus accessibles. Bien plus que l’art contemporain.”
Pourtant, vous vous définissez comme artiste-designer…
“Mon travail se rapproche de l’art contemporain, dans l’importance que j’apporte au sens au-delà de la fonction. C’est l’aspect intellectuel de l’objet qui me rapproche de l’art. Cependant, je reste tout de même dans une forme concrète. Il y a, dans mes objets, une objectivité, il n’y a pas mille interprétations possibles. Alors qu’ en art contemporain, on peut tirer le fil très loin avec une libre interprétation de l’œuvre. Et c’est là où je formule une certaine critique de l’art contemporain, je le trouve trop élitiste. Ma pratique se veut un peu plus démocratisante par ces liens avec le design et la fonction.”
Quel est votre avis sur les réseaux sociaux ?
“Toute l’aliénation inhérente aux réseaux sociaux a nourri ma réflexion autour des nouvelles technologies et de notre façon de créer. Avec ce besoin de rapidité fatiguant et aliénant. Mon projet Fast & glorious critique cette idéologie sur la figure de l’homme pressé et de ses objets connectés. Pour formaliser cette idée, j’ai imaginé une batterie nomade plus vraiment nomade en boulet de forçat. La Batterie Nomade Sédentarisée reflète bien mon approche à la fois très littérale et décalée.”
Parlez-nous de votre pièce LUCKY TEETH
“La petite table LUCKY TEETH est mon projet récréatif. Il a été très libérateur à la sortie de Self Esteem Shapers. J’ai eu besoin de légèreté, de m’amuser sans me prendre trop au sérieux, sans prendre mon travail trop au sérieux. Le titre LUCKY TEETH est inspiré de l’expression française les “dents du bonheur”. Sa traduction littérale vient rajouter une couche d’humour à l’objet.”
Une pièce à retrouver sur notre shop !
Le sujet de votre prochain projet ?
“Mon prochain projet sera sur l’idéologie virile et son impact sur les relations amoureuses hétérosexuelles. Je veux montrer en quoi les rôles genrés sont facteurs de déséquilibres dans la répartition de la charge émotionnelle. La figure de l’homme viril et apathique contre celle de la femme, petit être émotif. Mon projet interrogera cette aliénation de genre qui touche aussi bien la femme que l’homme.”
LE MOOD DE CAMILLE
Le livre qui vous fait réfléchir ?
“Pour citer un livre commun à mes projets, je dirais Le système des objets, Jean Baudrillard. C’est un sémiologue, il montre en quoi les objets du quotidien ne sont pas anodins. Ils font l’homme en même temps que l’homme les fabrique. Et faisant écho à mon prochain projet, je vous conseil Réinventer l’amour de Mona Chollet”
L’œuvre d’art qui vous rend complètement contemplative ?
“Les toiles démesurées de Dhewadi Hadjab qui sont d’une très grande puissance.”
Le film qui vous fait rire ?
“J’ai vu The Fabelmans au cinéma récemment. Je l’ai trouvé tellement touchant et lumineux. Il m’a fait du bien ! Toute la salle a ri.”
