Quand a été imaginé « S16 » ?
« J’ai terminé l’album à la toute fin du confinement. Il me restait des petits drops de voix, des détails à régler. Mais ça fait cinq ans que je travaille dessus. C’est un accouchement. »
Artistes
7 janvier 2021
Sept ans après la sortie de l’album « The Golden Age », Yoann Lemoine, plus connu sous le nom de Woodkid, revient. Entre temps : il a imaginé un ballet new-yorkais avec JR, composé la bande son du film Desierto de Jonás Cuarón, électrifié les défilés Louis Vuitton avec ses compositions, réalisé des clips pour les plus grands…
Mais aujourd’hui c’est bien de lui qu’il s’agit avec ce nouvel album, très intime, appelé « S16 », formule du souffre en chimie. À l’image de cet élément controversé qui insuffle la vie comme la détruit, l’album se dessine tout en contraste : utopie-dystopie, homme-machine, addiction-répulsion…
Quand a été imaginé « S16 » ?
« J’ai terminé l’album à la toute fin du confinement. Il me restait des petits drops de voix, des détails à régler. Mais ça fait cinq ans que je travaille dessus. C’est un accouchement. »
« J’aime bien dire que je suis un peu un jardinier, je plante des graines. Puis après je les laisse pousser avec le temps, avec les collaborations. Quand je ré-écoute les chansons six mois après, le temps me dit tout de suite si oui ou non je l’aime encore. Si on reste sur la métaphore du jardin, c’est un travail de bouture, de repiquage, pour faire en sorte que rien ne meurt et que tout pousse. Ça ne veut pas dire que mon processus créatif sera toujours comme ça, mais sur cet album j’avais besoin de temps. »
Pourquoi utiliser le son des machines ?
« Très vite j’avais l’intuition de quelque chose d’industriel. Ça m’évoquait des choses en tant que réalisateur mais aussi en tant que musicien. Tout a commencé en 2016, en studio, avec le groupe Son Lux de Ryan Lotte, on a travaillé sur la recherche de sons avant même d’avoir des chansons. On était hanté par des sons de machines, on a essayé de retranscrire ces textures là. Elles ont drivé la direction artistique de l’album. »
L’histoire de la chanson Goliath ?
« Tout a commencé avec une mine de charbon en République Tchèque. J’avais déjà vu depuis longtemps des images de ce site, qui pour moi était quelque chose d’impossible à filmer. J’avais envie de le montrer, car cet endroit et ces machines racontent une certaine folie humaine et en même temps un certain génie humain. Elles sont aussi utopiques qu’elles sont dystopiques. Elles sont aussi fascinantes qu’elles sont repoussantes et l’ambiguïté de cette force là m’intrigue. Elles retracent également pour moi les forces de l’intime de l’album qui sont assez similaires. Ces moments de paradoxes, d’incertitudes, de haine intérieure… En fait, je trouve qu’elles illustrent cela à une plus grande échelle. »
Comment avez-vous imaginé le clip ?
« On a fait plusieurs voyages en République Tchèque. J’avais mis un point d’honneur à ce que la manière dont on tourne soit documentaire, qu’on soit seulement en observation et jamais en interaction avec le process. Que les acteurs et les gens qui travaillent sur le site soient filmés de manière documentaire pour in fine, arriver à emmener le clip du côté de la fiction. Donc il y a toujours cette ambiguïté dans le film, on ne sait jamais si on regarde un documentaire ou un objet de fiction. »
Comment avez-vous jonglé avec les images de synthèses ?
« Elles sont venues au fur et à mesure, je savais qu’il y avait cette idée de la création du monstre ou en tout cas du monstrueux. J’ai un petit peu sculpté et cherché mon film en même temps que je le faisais. »
Est-ce que vous aviez des références cinématographiques ?
« Pas exactement, je ne suis pas quelqu’un qui travaille vraiment par références. Non ce n’est pas vrai, je peux avoir des références visuelles, mais j’applique rarement une forme d’art à cette même forme d’art. Je fonctionne plus par univers : pendant très longtemps j’ai eu le film documentaire Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio avec la musique de Philip Glass dans la tête, tout ce qu’il raconte musicalement mais aussi visuellement m’intéressait. Cette idée de gigantisme répétitif m’a marqué. »
Comment a été composé la chanson Pale Yellow ?
« Pale Yellow c’est une chanson assez impressionniste dans la manière dont je l’ai faite. Les sons sont venus, puis je les ai assemblés. Cette chanson a été imaginée il y a un moment déjà. »
Comment a été pensé le clip ?
« Le clip a été imaginé pendant le confinement, on avait prévu de faire un tournage et finalement il a été annulé à cause du covid, c’était donc particulier. Du coup, j’ai pris les machines de mon studio et j’ai travaillé chez moi. C’est un film en 3D, un film de post production comme on dit. C’est intéressant comme technique, ça fait partie de mon travail. »
Pourquoi avoir appelé l’album « S16 » ?
« S16, c’est le nom du souffre en chimie. Pour mes recherches, je suis allé visiter pas mal d’endroits industriels. Je suis tombé sur tout un filon visuel / conceptuel sur l’exploitation du souffre. C’est un élément naturel qui est dans le tableau périodique des éléments, qui est constitutif de la vie et qui est utilisé comme engrais. Quelque chose dans sa symbolique est fondateur de la vie, mais c’est aussi un des éléments principaux de la fabrication du gaz moutarde. En alchimie, le souffre c’est le symbole du diable.
Il y a une connotation très ambiguë dans cet élément qui m’intéresse beaucoup parce qu’elle raconte à son échelle les forces dont je parle dans l’album : les forces amoureuses, intérieures, d’auto-destructions, d’attractions / révulsions. Les forces de l’addiction finalement, qui est un sujet récurrent de l’album. »
Vos inspirations pour cet album ?
« J’ai eu envie d’entremêler des références à la musique minimaliste américaine des années 70 avec une certaine culture manga et jeux vidéos via des sonorités qui rappellent les chœurs d’Akira ou de Ghost in the Shell… La musique des jeux de Final Fantasy – qui a bercé ma jeunesse et qui berce toujours ma vie car je continue d’y jouer beaucoup – m’a aussi inspiré. »
« J’ai eu envie de faire se rencontrer ces deux mondes, qui sont pour moi géographiquement, temporellement et culturellement diamétralement opposés. On retrouve cette collusion dans la chanson Reactor. »
Le ballet avec JR
« Déjà politiquement, c’est un projet qui raconte beaucoup pour moi, c’est une transposition d’une histoire française aux Etats-Unis sur une scène relativement élitiste. C’est une force que JR a de faire ces transpositions là. Et c’est une musique qui a été très intéressante à faire car elle a été pensée en collaboration avec l’orchestre de New-York City Ballet pour être jouée en live, puis je l’ai ensuite remaniée avec Hans Zimmer pour le film. À tout point de vue c’est une collaboration pour moi hyper enrichissante. »
Les défilés Louis Vuitton
« Cela fait plus de 10 saisons, j’ai beaucoup de liberté dans cette collaboration. J’ai non seulement la liberté que Nicolas Ghesquière me donne, mais j’ai aussi la liberté de ne pas à avoir à créer de la musique sur un format contraint par une certaine longueur ou par ma voix. C’est une exploration de musique pure plus que de pop ou de chant. Et ça, c’est hyper excitant ! Il y a beaucoup de choses que j’ai apprises pendant cette collaboration que j’ai transmises dans mon album. »
Comment travaillez-vous ensemble ?
« On travaille ensemble dès le début sur des moodboards, avant même que Nicolas dessine les vêtements. On construit l’univers, il me parle de ses influences, il me parle du lieu souvent. Et on se raconte une fille, une silhouette, un personnage, on se raconte une identité, un genre. Et ensuite, j’appose souvent ces éléments.
Nicolas va venir avec des thèmes qui sont assez incongrus, il est très fort pour créer des collisions, pour faire se rencontrer des mondes qui ne sont pas sensés se rencontrer. Et souvent je plaque de manière assez paraphrasante ma musique là-dessus, c’est comme si c’était un guide, un papier calque un peu fou qui m’emmène dans des territoires inconnus. Je vois le résultat que ça donne et après j’amène ma touche pour que les choses se rencontrent aussi musicalement. Il ne s’agit pas juste d’apposer, il faut aussi trouver le lieu commun, le lien entre tout ça. »
La bande-son de Desierto
« J’ai composé la BO du film Desierto d’Alfonso Cuarón (le réalisateur de Gravity). Je suis très fier de ce projet. C’est un film qui trace l’histoire d’immigrés clandestins mexicains qui traversent la frontière américaine et qui se font dégommer par un forcené qui les traque. Un film très politique, très brutal, très frontal. »
Votre dernière découverte ?
« Je joue à Last of us Part II sur Playstation 4 que je trouve très beau dans la manière dont le jeu est écrit, dans ce que ça raconte, dans la typologie des personnages, c’est très nouveau pour un jeu vidéo. »
« Je suis passionnée par Julie Mehretu, c’est une artiste new-yorkaise d’origine éthiopienne. Elle crée des tableaux assez gigantesques qui sont des calques de narrations différentes, de mouvements, d’architectures, très impressionnistes et en même temps très abstraits. C’est très riche et fascinant à voir, on peut passer des heures à regarder ses œuvres. »
Un film à regarder en boucle ?
« Under the Skin de Jonathan Glazer avec Scarlett Johansson. C’est un film relativement parfait pour moi, à plein de niveaux, visuellement, musicalement. »